Notre langue à nous

Paris Jensen, Wesleyan University

Imaginez qu’une étudiante états-unienne et un philosophe algérien, chacun à sa façon, prononcent la phrase suivante : « je parle français ». Parlent-ils la même langue ? Et qu’elle soit la même ou non, qu’est-ce qu’on est censé entendre par une telle proclamation ? Au minimum, le monde s’adapte de plus en plus à l’idée que parler en français ne signifie pas nécessairement parler comme les Français. Quand le terme « francophonie » a été inventé à la fin du XIXe siècle, c’était pour effectuer un regroupement[1] : aujourd’hui, il recouvre non seulement l’étendue géographique d’une langue commune, mais les particularités, les imbrications et parfois les refus qui s’inscrivent dans ce « parler français ». Les théoriciens de la langue comme Étienne Brunet décrivent un champ linguistique moderne dans lequel l’identité « repose sur l’affirmation d’une différence » (740) et le français ne se réfère pas toujours au français de France. Mais dans le même souffle, Brunet invoque « notre langue » et « sa valeur » (748). S’il existe des français pluriels, qu’on emploie sans vouloir « réduire… les langues à l’Un » pour emprunter la phrase de Derrida (69), les « nous » linguistiques divers, n’existent-t-ils pas aussi ? Comment se forme une telle identité ?

Pour ceux qui n’essayent pas de se défamiliariser avec la langue mais l’inverse, cette question – comment construit-on une identité à part ? – représente un défi qui n’est pas tant philosophique que pratique. C’est le cas pour la famille Melanson, qui partage sa lutte quotidienne pour – et parfois avec – la langue française dans le documentaire En Français SVP. Les Melanson vivent à Halifax en Nouvelle-Écosse, une province qui n’est que 4% francophone (00:50)[2]. Le père, Fabien, est bilingue, et la mère, Christine, connaît un peu de français aussi, car ils viennent tous les deux du cadre bilingue de Nouveau-Brunswick, la province voisine[3]. Néanmoins, ils ont construit leur vie en tant que couple « en anglais », et l’anglais est ainsi devenu la première langue de leurs deux fils, Mateo et Malec. Mais après que le cadet, Malec, est né, Fabien s’est rendu compte à quel point il s’était éloigné de ses racines francophones (02:54). Il s’est demandé comment il pouvait empêcher l’extinction du français dans la prochaine génération de sa famille.

Le documentaire commence quand Mateo est en âge de passer de la garderie à la maternelle (la « big school » [06:11]). Son père décide que le moment est venu d’assurer que ses enfants apprennent le français, et que Mateo aille dans une école francophone. De plus, les parents se résolvent à faire des changements radicaux à leurs habitudes linguistiques familiales, bref, d’échanger l’anglais contre le français. Le documentaire dépeint leurs expériences et leurs progrès pendant une année. En somme, c’est l’histoire d’un jeune couple qui fait un effort conscient et consciencieux de transmettre une certaine identité à ses enfants à travers le français. Mais cette identité a peu à voir avec la France. Alors qu’est-ce que le concept de « notre langue » signifie dans En Français SVP ? De quelle manière la famille Melanson a-t-elle redéfini sa relation avec la langue, exprimée par ce « nous » ? Et quels sont les enjeux pour eux de parler français à Halifax ? 

« Nous » la famille

Dès le début du documentaire, Fabien, en tant que narrateur, situe le français dans un contexte familial. C’est la langue qu’il a toujours parlée dans la famille de ses parents (01:55), et maintenant que sa famille s’est agrandie, il veut que les nouveaux arrivés soient inclus dans ce « nous » linguistique. Par conséquent, la décision de parler français affecte l’appartenance familiale : c’est important à la fois pour que la nouvelle famille de Fabien soit intégrée dans sa famille d’origine (pour que Mateo et Malec puissent communiquer avec leurs grands-parents, par exemple) et pour que Fabien ne se sente plus « comme une minorité » à la maison (32:37). Les changements que la famille fait à sa routine (s’interpeller en français, jouer en français et manger en français, par exemple [05:46]) représentent un remaniement de ce que c’est d’être « chez (nous) les Melanson ». Ils se redéfinissent en tant que famille : ils ne sont plus Daddy, Mommy, Mateo, Malec and Honey (le chihuahua), mais Papa, Maman, Mateo, Malec et Miel (08:58) ! 

Au début de ce processus, Fabien est le seul parmi eux qui se sente « chez lui » en français. Malec a rarement entendu parler le français (03:11), et pour sa part Mateo est révolté par la première « expérience » française tentée par son père, quand Fabien ose changer la langue d’un film préféré (05:58). Christine ne se sent pas à l’aise non plus, car elle a vécu la majorité de sa vie en anglais (02:09). Une « langue familiale » se distingue donc d’une « langue maternelle » : pour Mateo et Malec (et pour leur mère) le français n’est pas la langue qu’ils ont apprise de leur mère ni la première langue qu’ils ont parlée à la maison. 

Cependant il est possible que le concept de « langue maternelle » ne soit pas utile dans un cas bilingue comme celui-ci, car il a été formulé dans un contexte historique de diglossie. L’idée qu’il existait une langue naturelle « succèes avecques le Laict de la Nourice » (Du Bellay 113) était un contrepoids au latin et à la culture « docte » apprise à l’école. Pour la famille Melanson, il n’y a aucune langue naturelle. Il n’y a que des habitudes (françaises ou anglaises), qui représentent des situations sociales différentes relatives à la langue : une situation minoritaire et une situation majoritaire. De plus, la langue qu’on parle à l’école n’est plus isolée socialement de celle qu’on parle à la maison. Au contraire, la langue familiale est définie socialement, l’école étant le lieu principal où cette langue peut être refaite ou renforcée. 

« Nous » la communauté francophone d’Halifax

La capacité de l’école à effectuer l’intégration des enfants dans le monde social peut représenter un dilemme pour une population minoritaire. D’un côté, l’école a souvent servi d’outil d’assimilation, un site où la langue familiale était absente ou même ouvertement interdite[4]. De l’autre côté, il faut aller à l’école pour bénéficier du soutien et des ressources des institutions, sans lesquels on risque d’être effacé de l’espace public. Comme solution, les francophones d’Halifax ont établi leur propre système scolaire, qui offre une alternative à l’intégration obligatoire et à l’exclusion générale. Ces écoles fonctionnent comme les « noyaux » de la communauté (47:50). Pour les Melanson, l’école renforce le « nous » linguistique familial – l’idée qu’ils font partie d’une famille francophone – en même temps qu’elle les met en contact avec un réseau francophone beaucoup plus grand – donc, l’idée que l’identité linguistique devient une identité qu’ils partagent avec plein d’autres personnes. « Notre langue » s’augmente pour signifier la langue d’une communauté. 

Chaque jour à la maternelle, Mateo constate la vérité de ce que Fabien lui a dit : que « ce n’est pas seulement Papa qui parle français » (06:58). Le français s’inscrit dans toutes ses habitudes pendant la journée scolaire. Les changements linguistiques que Fabien a imaginé effectuer dans leur vie familiale (05:23) se réalisent pour la première fois à l’école : Mateo mange en français (avec des amis francophones [27:27]), il joue en français (26:42) et il travaille en français. Puis, il apporte ces habitudes à la maison : par exemple, quand Mateo fait les devoirs à la table de la cuisine avec sa mère et ils partagent des moments focalisés sur le français (14 :15). Si on vit ensemble, les habitudes sont contagieuses : parce que la vie de Mateo est menée de plus en plus en français, il y a une motivation plus forte pour sa mère de l’aider en français, et de suivre des cours de français elle-même pour pouvoir mieux l’instruire (Christine et Fabien prennent tous les deux des cours à l’Alliance Française d’Halifax [17:22]). Grâce à Mateo et l’École Beaubassin, les Melanson vivent (et se décrivent !) en français de plus en plus. Prenez par exemple le « montre et raconte » de Mateo, l’exposé qu’il fait devant ses camarades de classe au sujet de sa famille (20:20). En présentant un projet en français sur sa vie familiale, il attache la langue aux figures de son histoire (« nous sommes francophones »), et il s’attache aussi à son public francophone (« ma famille et moi, nous sommes comme vous »). On ne peut pas parler de « ma famille » (au lieu de « my family » ou « min familie » par exemple) s’il n’y a personne en dehors de la famille qui serait capable de comprendre ! Les habitudes linguistiques sont forcément relationnelles. 

En prenant l’école de Mateo comme un point de départ, les Melanson s’appliquent à franciser leur milieu social et culturel à Halifax. Au fur et à mesure, le « nous » avec lequel ils partagent (et soutiennent) leur identité linguistique augmente. Mateo se fait des amis francophones et les parents de Mateo rencontrent les parents de ses amis (24:28). Fabien s’efforce de trouver des services en français à Halifax pour toute la famille, y compris une vétérinaire francophone pour Honey (alias : Miel) le chihuahua (34:45). Même le Père Noël devient francophone (29:13) ! La famille cherche aussi de nouvelles expériences culturelles : les parents emmènent leurs fils aux concerts et musées francophones (30:15, 37:37). Ensemble, ils mettent tous leurs livres anglophones de côté, et ils empruntent de nouveaux livres à la bibliothèque (en français cette fois) (22:45). À travers les voies par lesquelles ils apprennent et partagent le français, un espace linguistique s’ouvre pour eux. Les Melanson développent un réseau assez grand – de personnes, de lieux et de concepts – pour qu’ils puissent vivre en français. Cet espace se différencie à la fois de l’anglais d'Halifax et des autres espaces français comme celui du français de France : même si les processus de familiarisation sont pareils, les liens et les expériences qui les composent sont différents, et donc l’identité résultante n’est pas la même. 

Chaque communauté linguistique a une relation spécifique avec le temps ainsi qu’avec l’espace. Au fil du temps, « les liens » deviennent la lignée et « les expériences » partagées par une communauté deviennent des histoires et des mythes. Quand les parents Melanson expriment leurs motivations pour faire apprendre le français à leurs enfants, ils parlent en termes de temps : ils suggèrent que c’est une question de « leur futur » (49:16) et de « notre patrimoine » (03:42). Mais de quel patrimoine parlent-t-ils ?

« Nous » les Acadiens 

Les Acadiens étaient parmi les premiers colons à arriver dans cette partie de l’Amérique du Nord, en 1604 (Turcot). Ils étaient français d’origine (donc francophones), mais le territoire sur lequel ils se sont installés a constamment changé de mains entre la France et la Grande-Bretagne pendant un siècle et demi. C’était une région plurilingue dès le début : une « mosaîque de coutumes, de nations, de langues, d'enclaves juridiques et politiques jouissant encore d'une autonomie effective » comme la France l'était au siècle précédent (Clerico 160). Mais le XVIIIe siècle a vu la montée du nationalisme linguistique en Europe, et la France et la Grande-Bretagne étaient embrouillées dans des guerres religieuses et territoriales perpétuelles (Hornsby). Le gouvernement colonial anglais a commencé à ressentir comme une menace la présence d’une communauté francophone et catholique sur « sa » terre. Après une succession d’initiatives d’assimilation échouées, le gouvernement anglais a décidé d’expulser les Acadiens (Turcot). Presque personne n’a échappé à la déportation : soit les Acadiens étaient « reconduits » à une France qu’ils n’avaient jamais vue, soit ils étaient dispersés ailleurs dans les colonies. Ce n’était qu’après la guerre d’indépendance des États-Unis et l'amoindrissement du pouvoir britannique dans la région qu’une partie de la population déportée s’est rétablie en Nouvelle-Ecosse, près de leurs anciennes terres.[5] 

En raison du Grand Dérangement, comme on l’appelle, « l’Acadie » est devenue un peu comme la francophonie – ce n’est pas une identité légale, ni un territoire, ni quelque chose nécessairement relié à la généalogie (Desjardins). C’est une identité qui « repose sur l’affirmation d’une différence » (Brunet 740), et en raison de l’histoire régionale, c’est le français qui « fait que nous sommes différentes », comme a affirmé la directrice de l’école de Mateo (47:55). L’usage du français à Halifax (la capitale de Nouvelle-Ecosse, la région où les Acadiens déportés se sont rétablis) relève d’une tradition acadienne toujours vivante, qui s’est toujours différenciée de cette même façon. 

Pour la famille Melanson, parler français la relie à l’Acadie. Quand Fabien suggère « manger en français » comme une façon de franciser leur vie familiale par exemple, cela ne signifie pas simplement qu’ils parleront français à l’heure des repas. Cette idée se rattache conceptuellement aux traditions acadiennes – comme celle de cuisiner le fricot, une soupe que Fabien avait préparée avec ses parents dans son enfance (32:04). Voici un autre exemple : en même temps que les Melanson changent les décorations sur leurs murs de l’anglais au français (« family rules » se transforme en « règles de la maison », par exemple), ils ornent les photos de Mateo et Malec avec le drapeau de l’Acadie (41:00). Le fait que Mateo et Malec sont la treizième génération de la famille Melanson au Canada et qu’ils n’ont pas été assimilés représente la survie des Acadiens dans le monde et des traditions acadiennes dans l’avenir. Historiquement le français était le tissu d’une vie acadienne, donc parler en français situe les enfants Melanson dans cette histoire. Ils deviennent eux-mêmes les liens entre le passé et le futur. 

Bref, le « nous » associé avec une langue peut changer beaucoup dans le cours d’une année ! Pour la famille Melanson, son étendue a changé de la famille à l’école, de l’école à Halifax et d’Halifax à l’Acadie (du passé et du futur). Ce n’est pas une trajectoire linéaire (sauf pour les besoins du documentaire !) mais un compactage de liens, un ensemble de contextes qui se définissent mutuellement : l’école apporte une nouvelle perspective à la langue familiale, la situation historique change le rôle et les enjeux de l’école, etc. Au niveau de l’expérience donc, l’identité se montre relationnelle et non catégorique. De même pour les langues, qui prennent leurs significations dans la façon dont elles sont utilisées et dans leur situation par rapport aux autres langues – comme l’anglais et le français qui vivent ensemble à Halifax, dans la famille Melanson et dans chacun d’entre eux. Nous sommes nous-mêmes les intermédiaires des langues qui sont des intermédiaires dans nos vies, de ce « nous » que nous cherchons et que nous prononçons à la fois. 

 

Ouvrages Cités

Baron, Léa. « Vidéo - La francophonie, toute une histoire... ». TV5Monde, 13 septembre 2018, https://information.tv5monde.com/culture/video-la-francophonie-toute-une-histoire-216340

Brunet, Étienne. « Quelques regards jetés vers l'avenir ». Nouvelle histoire de la langue française, édité par Jacques Chaurand. Seuil, 1999, pp. 740-748. 

Clerico, Geneviève. « Entre Moyen Âge et Renaissance ». Nouvelle histoire de la langue française, édité par Jacques Chaurand. Seuil, 1999, pp. 147-179. 

Derrida, Jacques. Le monolinguisme de l'autre, ou la prothèse d'origine. Galilée, 1996.

Desjardins, Annie. « Je ne suis pas Québécoise ! ». YouTube, 16 février 2018, www.youtube.com/watch?v=hSe_K_DS-6w.

« Droits linguistiques au Nouveau-Brunswick ». courtsnb-coursnb.ca, Le Cours du Nouveau-Brunswick, https://www.courtsnb-coursnb.ca/content/cour/fr/languages.html.

Du Bellay, Joachim. La deffence et l'illustration de la langue française. Genève, Droz, 2008.

Hornsby, Stephen J. « La déportation, la migration et le rétablissement des Acadiens ». Canadian-American Center, The University of Maine, 2005, https://umaine.edu/canam/publications/st-croix/la-deportation-la-migration-et-le-retablissement-des-acadiens/.

Turcot, Laurent. « 1755 : la déportation des Acadiens - L'Histoire nous le dira #85 ». YouTube, mis à jour par L’histoire nous le dira, 7 janvier 2020, www.youtube.com/watch?v=YfVcDlUNDbw.

En français S.V.P. Réalisé par Fabien Melanson, Unis T.V., 2016.  

« Frise chronologique de l’histoire acadienne ». Acadien.novascotia.ca, Affaires acadiennes et Francophonie, https://acadien.novascotia.ca/fr/frise-chronologique-de-l-histoire-acadienne.

Radio-Canada. « Interdiction du français dans les écoles : la SFM ne demandera pas d'excuses », ICI Manitoba, 18 juin 2019, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/766634/excuses-education-francais-societe-franco-manitobaine-jacqueline-blay-ontario-kathleen-wynne.

« Statistiques sur les langues officielles au Canada ». Canada.ca, Le gouvernement du Canada, 26 novembre 2019, www.canada.ca/fr/patrimoine-canadien/services/langues-officielles-bilinguisme/publications/statistique.html


 
1. Le mot apparait pour la première fois dans le livre La France, de l'Algérie et des colonies, du géographe Onésime Reclus. Reclus considérait la diffusion de la langue française comme un moyen de garantir la perpétuité de l’empire colonial (Baron). 
[2]. Chaque fois que des références précises de temps sont donnés sans autre informations, ils font référence au documentaire En français S.V.P.
3. Le Nouveau-Brunswick est la province canadienne qui compte la plus grande proportion de francophones hors-Québec, environ 31% (« Statistiques sur les langues officielles au Canada »). Le français au Nouveau-Brunswick bénéficie d’un statut juridique protégé, exigeant qu’il soit employé à égalité avec l’anglais par le gouvernement (« Droits linguistiques au Nouveau-Brunswick »).
4. Par exemple, plusieurs lois interdisant l’enseignement du français étaient instituées au début du XXe siècle, comme le Règlement 17 en Ontario et la loi Thornton au Manitoba. La loi Thornton n’a été abolie qu’en 1967 (Radio-Canada).   
5. Plus d’informations sur la déportation et le retour des Acadiens se trouve sur le site du Canadian-American Center de l’Université de Maine (https://umaine.edu/canam/publications/st-croix/la-deportation-la-migration-et-le-retablissement-des-acadiens/). Une chronologie étendue de l’histoire acadienne est disponible sur le site des Affaires acadiennes et Francophonie de Nouvelle-Écosse (https://acadien.novascotia.ca/fr/frise-chronologique-de-l-histoire-acadienne).

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