La langue de la soumission et de la libération dans le Cahier d’un retour au pays natal

Beni Ransom, University of Washington

Le Cahier d’un retour au pays natal, œuvre poétique écrite par Aimé Césaire en 1939, décrit la redécouverte de la Martinique par le narrateur qui emploie un vers libre, dynamique et influencé par le Surréalisme. Le texte traite des thèmes de la ségrégation et de l’écart considérable entre le mode de vie des noirs et celui des anciens colonisateurs blancs aux Antilles en décrivant le travail manuel, la faim et la dégradation de la population noire de la Martinique. Paradoxalement, le poème transforme cette vie dégradée en un sentiment de fierté et d’appartenance à cette population noire. Plus précisément, Césaire utilise des figures comme la répétition, l’anaphore, l’asyndète, et l’accumulation pour montrer comment les circonstances limitées du peuple noir dans le poème deviennent une forme de liberté. La répétition continue des expressions assonantes, en plus de l’anaphore, (1) expriment non seulement l’ennui et les difficultés des Martiniquais, mais aussi une réappropriation positive et révolutionnaire d’un mode de vie répétitif.

Henri Morier indique que l’anaphore est «une figure justifiée par toute espèce d’insistance » en mentionnent sa capacité à exprimer l’indignation et la persévérance, mais aussi le lyrisme et l’éloquence (26). Alors, la figure de l’anaphore a un aspect négatif qui exprime l’ennui et la nécessité de persévérance chez Césaire, mais elle devient aussi une figure lyrique qui agrémente le poème et fonctionne comme la source de son pouvoir créatif. La répétition et l’anaphore, donc, ressassent constamment les mêmes sentiments ; elles sont initialement des constructions négatives qui racontent une histoire de pauvreté et de soumission, mais dans la progression du texte, elles produisent un type de concaténation qui évoque les forces créatives de l’Afrique, qui rappelle le martèlement incessant du tam-tam et la poésie orale et qui fait écho aux griots africains.  En outre, l’accumulation (2), en plus de l’asyndète – qui, éliminant des prépositions, est un « indice de force » (39) selon Morier –  montrent le changement entre la négation d’une accumulation de toute la nature au commencement du poème, et une affirmation de cette accumulation à la fin du texte. Ces figures de style désignent la différence entre un paysage métaphorique de soumission, comme un volcan en sommeil, et un paysage de révolte et d’assurance fougueuse qui figure à la fin du texte, et ces paysages représentent manifestement la soumission et la révolte des Martiniquais dans le poème.

C’est l’emploi de la répétition et l’anaphore qui frappe d’abord le lecteur pendant que le narrateur décrit les rapports entre les Martiniquais noirs, leur environnement naturel et leurs relations avec les colonisateurs. La répétition du motif « Au bout du petit matin » dans les premières strophes du poème renforce le sens d’une servile répétition dans la vie quotidienne des noirs. Dans ces premières parties du poème, la répétition rythme l’ennui partagé par les Martiniquais, et les mêmes mots restreignent la progression et la nature du texte, ce qui reflète la contrainte métaphorique des Martiniquais. Ce leitmotiv du poème correspond notamment à une expression martiniquaise, « au pipiri du jour », qui évoque le cri d’un oiseau qui se répète tous les matins et donne l’impression qu’il y a une manque de progression et développement dans le texte (Pestre 156). L’expression évoque aussi le thème de la renaissance chrétienne, mais on voit dans le texte que la ville que Césaire décrit est supprimée par la « croix éternellement commençante » et cette image chrétienne du petit matin et de la renaissance est une restriction répétée dans le poème (Pestre 67). En outre, la renaissance chrétienne est un type de croupissement pour les martiniquais parce que les efforts des colonisateurs d’occidentaliser les colonisés ne marchent pas et les colonisés ne vivent pas dans la même culture que les prêtres ou les instituteurs blancs. La résonance chrétienne de cette expression est renforcée par un moment spécifique dans le texte :

Et ni l’instituteur dans sa classe ni le prêtre au catéchisme ne pourront tirer un mot de ce négrillon somnolent, malgré leur manière si énergique à tous deux de tambouriner son crane tondu, car c’est dans les marais de la faim que s’est enlisée sa voix d’inanition. (3)

Cette citation et le leitmotiv « Au bout du petit matin » renforcent l’idée que la renaissance chrétienne échouera à influencer les Martiniquais, d’autant plus que l’aurore qui représente le réveil chrétien est dégradante pour les colonisés. Embourbés dans les « marais de la faim », les Martiniquais ne peuvent pas comprendre les leçons de colonisateurs. La répétition, comme le cri d’un oiseau qui chante la même chanson tous les matins, non seulement crée une impression de croupissement, mais aussi va contribuer à la richesse du texte, et sa concaténation qui vient d’un état dégradant de répétition dans la même façon ou Césaire réinvente le mot « négritude » avec un mot qui était dégradant.     

Pour prendre un autre exemple, le thème de dégradation est renforcé par l’anaphore et la répétition de ce passage :

Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouées. (1) 

En plus de la répétition de l’expression « au bout du petit matin », Césaire emploie l’anaphore avec le mot « Antilles ». Par ailleurs, Césaire emploi l’épanadiplose, une figure qui répète un mot au commencement et à la fin d’une phrase ou d’une partie d’une phrase ; le mot « échouées » se répète de cette manière. Il emploie aussi des répétitions sonores avec la rime et l’assonance des mots : « vérole » et « alcool » ; « grêlées », « dynamitées » et « échouées », en plus de l’allitération de « boue » et « baie ». Toutes ces formes de répétition soulignent clairement la répétition continue du malheur dans la vie quotidienne des Martiniquais et la persévérance requise pour la survie du peuple antillais. Césaire crée une liste des aspects faibles des Antilles : les anses sont « frêles », le peuple est malade et les Antilles sont « grêlées de petites vérole » et « dynamitées d’alcool ». Néanmoins, avec l’utilisation de l’anaphore, le poème va faire jaillir une autre forme de répétition impétueuse et révolutionnaire en montrant comment les Martiniquais créent leur culture violement créatrice en opposition des contraintes incessantes de leurs vies quotidiennes.    

Un passage qui suit la description de la rue Paille présente un bon exemple de ce phénomène. Michael Hawcraft remarque dans son livre « Rhetoric : Readings in French Literature », que l‘utilisation de l’anaphore dans la description de la rue Paille souligne la laideur et le délabrement de cet endroit, mais que le même procédé va créer plus tard dans le poème le ton de célébration et de confiance qu’on trouve à la fin du texte (197, 200). La répétition s’intensifie avec ce ton de confiance frénétique dans ce passage :

Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées. Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l’œil des mots en chevaux fous enfants frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour décourager les mineurs. (8)

Si la répétition du motif « Au bout du petit matin » crée une impression d’un état de croupissement, la répétition dans ce passage, qui évoque la même absence de liberté, exprime la créativité spontanée du narrateur quand il part pour son pays natal. La répétition représente des restrictions que les martiniquais subissent, mais quand cette répétition est liée avec des assonances et des qualités rythmiques dans le texte, les restrictions du peuple antillais acquièrent un sens positif. Le « je » avec le conditionnel non seulement est répété, mais les verbes deviennent de plus en plus intenses : « Je retrouverais…Je dirais…Je serais…Je roulerais. » À ce climax avec le verbe « roulerais », les expressions ont une assonance intense renforcée par l’hypotaxe et l’utilisation des prépositions. La répétition et l’anaphore qui soulignent la soumission forcée des martiniquais sont utilisées dans la progression du texte pour montrer que les circonstances limitées du peuple antillais dans le poème deviennent une forme de liberté, et un nouveau type d’art qui est improvisé, dynamique et fracassant.       

L’accumulation de listes des aspects artificiels et naturels du paysage contribue aussi à la progression du poème. Ces listes cumulent les aspects négatifs puis, les aspects positifs, des restrictions de liberté que vivent les martiniquais. Jeannie Suk déclare que l’exotisme est un trope qui souligne la progression du poème, où le paysage « sans motivation » est devenu « motivé » plus tard dans le texte (Suk 28). On voit initialement dans le poème un paysage supprimé comme le peuple martiniquais, qui est passif et tiède, qui ne peut pas changer. Le morne, une colline martiniquaise, est souvent personnifié et décrit comme une partie de la nature qui est immobile, et « en quête d’une ignition qui se dérobe et se méconnaît. » En décrivant ce morne, Césaire souligne son lien avec le paysage d’esclavage et d’industrie en Martinique :

Au bout du petit matin, le morne accroupi devant la boulimie aux aguets de foudres et de moulins, lentement vomissant ses fatigues d’hommes, le morne seul et son sang répandu, le morne et ses pansements d’ombre, le morne et ses rigoles de peur, le morne et ses grandes mains de vent. (3)  

Césaire emploie l’accumulation et l’asyndète en faisant une liste des éléments descriptifs du morne, mais aussi en mentionnant l’industrie qui se passe dans le morne. Les foudres et les moulins, associés à la fabrication du rhum, et l’image d’un morne qui vomit « ses fatigues d’hommes », créent l’image d’un paysage invariable et fatigué où le travail manuel se passe et qui est endommagé et plein d’ombres. Mais ce même type de liste dans lequel Césaire emploie l’asyndète prend le sens d’un paysage plein d’énergie, qui entre en éruption après avoir été couvert et soumis. Considérons, par exemple, cette liste d’impératifs :

vienne le colibri

vienne l’épervier

vienne le bris de l’horizon

vienne de dauphins une insurrection perlière

brisant la coquille de la mer

vienne un plongeon d’îles

vienne la disparition des jours de la chair morte dans la chaux vive des rapaces

vienne les ovaires de l’eau où le future agite ses petites têtes… (21-22)

Ces images sont tirées de la nature, mais provoquent des ruptures violemment créatrices. Les images de l’horizon brisé par des oiseaux et la coquille de la mer brisée par les dauphins, l’image de la chair morte et l’image des oiseaux qui piquent cette chair, la description d’un endroit où le lotus et l’eau vide créent des nouveaux habitus. Tout évoque le cycle violent, créatif, et destructif de la nature. Le fait que les listes sont similaires, qu’elles emploient l’accumulation et décrivent les caractéristiques personnifiées de la Martinique, indique que le même état négatif a donné au paysage la capacité d’exploser de façon créatrice, positive et naturelle.

L’accumulation des verbes dans des listes exhaustives, selon Morier, rend ces verbes « de plus en plus affectifs et expressifs » (19), et ce passage, qui emploie aussi l’anaphore et les formes de répétition desquels nous avons déjà traité, illustre bien cet aspect crucial de la poésie de Césaire :  

Ce qui est à moi

c’est un homme seul emprisonné de blanc

c’est un homme seul qui défie les cris blancs de la mort blanche

(TOUSSAINT, TOUSSAINT LOUVERTURE)

c’est un homme seul qui fascine l’épervier blanc de la mort blanche

c’est un homme seul dans la mer inféconde de sable blanc

c’est un moricaud vieux dressé contre les eaux du ciel

La mort décrit un cercle brillant au-dessus de cet homme

la mort étoile doucement au-dessus de cet homme

la mort souffle, folle, dans la cannaie mûre de ses bras

la mort galope dans la prison comme un cheval blanc

la mort luit dans l’ombre comme des yeux de chat

la mort hoquette comme l’eau sous les Cayes

la mort est un oiseau blessé

la mort décroît

la mort vacille

la mort est un patyura ombrageux

la mort expire dans une blanche mare de silence. (10-11)

L’expression « ce qui est à moi » fonctionne comme « au bout du petit matin » ; c’est une expression qui se répète dans plusieurs strophes du poème. Mais dans ce cas, c’est aussi une expression qui donne un contexte de possession et d’affirmation au motif de répétition. En plus, l’emploi de l’asyndète est très explicite dans ce passage, et l’expression « c’est un homme seul », est accompagnée des expressions qui expriment le thème d’oppression. L’homme seul est « emprisonné de blanc », et « dans la mer inféconde de sable blanc », ce qui souligne, avec le motif répété de « la mort blanche » et d’un paysage infécond blanc ou d’une prison blanche, l’état incessant d’oppression qui caractérise la lutte de Toussaint L’Ouverture contre les colonisateurs français d’Haïti. Cette répétition des mots « mort » et « blanc », ainsi que l’accumulation des verbes, soulignent et dramatisent l’oppression et l’angoisse de Toussaint L’Ouverture, mais aussi le transforment en héro. Son nom est écrit en majuscules, et il est « un moricaud vieux dressé contre les eaux du ciel », une description héroïque qui donne un sens positif au mot « moricaud » comme dans le cas du mot « négritude ». Il rencontre la mort de façon sublime et héroïque ; le vers « la mort étoile doucement au-dessus de cet homme » suggère son apothéose. L’image de « mort » qui galope évoque le dieu haïtien Baron Samedi, et l’image de la mort « qui expire dans une blanche mare de silence » évoque la mort silencieuse et sacrée d’un héros immortel (Césaire ; Irele 75). Par conséquent, il est clair dans ce passage que l’oppression et à la fois la célébration du peuple noir et des Antillaises sont incarnées par la répétition, l’anaphore, l’accumulation, et l’asyndète. Ces figures de style représentent l’ennui et l’oppression et aussi le pouvoir explosif et effréné de la répétition dans le poème.       

L’utilisation de ces figures de style dans le texte établit un rapport métaphorique entre le texte du poème - qui est limité et confiné par ces qualités formelles mais qui utilise ces limitations pour retrouver une liberté explosive - et le peuple martiniquais. Ce peuple, décrit par un narrateur qui s’identifie de plus en plus avec les Martiniquais, retrouve une fierté paradoxale qui entre en éruption dans un état de croupissement, sous la pression des colonisateurs, leur chauvinisme, et de leur culture oppressive. Ces techniques employées par Césaire représentent ce processus de soumission et puis de liberté ; les répétitions ennuyeuses deviennent des concaténations succulentes, percussives, et véhémentes. La nature est initialement décrite comme un endroit statique réservé aux esclaves, et puis elle devient un paysage qui bouge, plein de plantes et d’animaux vivants. Les techniques employées par Césaire nous montrent aussi que la façon de créer un texte comme le Cahier d’un retour au pays natal, et non seulement les messages qu’on trouve dans un texte, contribuent à la signification et l’efficacité d’une œuvre. Les aspects linguistiques du texte incarnent l’innovation et la révolution liée avec la négritude, ce qui crée un langage martiniquais avec la langue française, et renforce viscéralement l’affirmation de la culture des Antillais. Cette façon d’illustrer l’expérience martiniquaise crée non seulement des idées révolutionnaires, mais une langue et culture révolutionnaires hantées par l’histoire coloniale, mais prêtes pour une récupération fière et assurée.   

1. Une figure qui répète le même mot au début de chaque vers. À ce sujet, voir Morier 28.

2. L’utilisation des listes très exhaustives des détails vivides. À ce sujet, voir Morier 18-19.

Works Cited: 

Césaire, Aime. Cahier d'un retour au pays natal. Ed. Abiola Irele. 2nd ed. Columbus: Ohio State UP, 2000. Print.

Hawcroft, Michael. Rhetoric: Readings in French Literature. Oxford: Oxford University Press, 1999. 197. Print. 

Morier, Henri. Dictionnaire de poétique et de rhétorique. Paris: Presses Universitaires De France, 1961. Print.

Pestre, Lilian. Cahier d'un retour au pays natal. Paris: L'Harmattan, 2008. 156. Print.    

Suk, Jeannie. Postcolonial Paradoxes in French Caribbean Writing. New York: Oxford University Press, 2001. 28. Print.

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