La Quête de soi – Les relations dans La nausée
Emily Rose Kraus, Kennesaw State University
J’aimerais beaucoup remercier Dr. William Cooper Griffin, l’un des meilleurs profs de français à KSU, pour son aide précieuse et constante au fil de mes études à l’université. J’apprécie surtout sa patience, sa générosité, sa gentillesse, et son attachement à la langue française et à la culture parisienne.
Dans La nausée le protagoniste, Antoine Roquentin, est un historien qui souffre d’une maladie d’existence qu’il appelle la Nausée, dont le remède serait de trouver une manière de projeter son existence, et ainsi de vivre authentiquement. L’objectif de ce travail est d’étudier la « Quête de soi » d’Antoine en examinant sa propre transformation à travers les différentes relations qu’il entretient avec les autres (relation égo-autrui) et lui-même (relation égo-soi-même). Cette transformation est régressive puisqu’au début du livre il est toujours adulte mais, peu à peu, il devient de plus en plus comme un enfant avant d’être réduit à l’état de conscience, qui est la base de l’existence humaine. Après avoir subi cette transformation, il apprend enfin ce qu’il devrait faire de son existence : écrire pour lui-même, et non pour les autres.
Relation égo-autrui
Le thème de l’amour démontre bien la nature décevante de la catégorie égo-autrui. Après tout, l’amour est censé être l’une des relations les plus désirables, où chacun vit pour l’autre, ce qui est tout à fait contradictoire à la doctrine de l’existentialisme, où chacun vit pour soi. Dans La nausée, on peut voir un cercle « amoureux » qui commence avec deux relations plus intimes ou « sexuelles » et qui continue avec deux autres relations « chastes ». La relation sexuelle d’Antoine avec Françoise, la patronne du Rendez-vous des Cheminots, fait place à celle d’Antoine avec le marquis M. de Rollebon. Puis, la relation Antoine-l’Autodidacte aboutit à une nouvelle relation entre Antoine et Anny.
Par cercle amoureux, nous entendons la manière dont Antoine et ses relations évoluent au cours du livre. Lors de cette première relation Antoine-Françoise, on voit qu’Antoine ne veut d’elle que son corps. Lorsqu’on arrive à la dernière relation, on voit que la boucle est bien bouclée : Antoine est arrivé à une phase psychologique de sa vie où il ne considère pas la femme, dans ce cas Anny, comme un objet sexuel mais comme une personne. Les deux relations qui séparent celles-ci, pourraient être considérées comme la phase homosexuelle, qui selon les idées freudiennes, pourraient faire partie du développement de la libido d’une personne invertie.
Or, au début du livre, Antoine est solitaire et, peu à peu, il se renferme sur lui-même. Ainsi, il s’agit ici d’une rétrogression du développement de la libido. Avec cette première relation sexuelle avec Françoise, Antoine se trouve au stade génital. Toutefois, à la fin de ce cercle amoureux, on voit qu’il se trouve à un stade infantile à travers la relation Anny-Antoine puisqu’il n’a aucune envie de coucher avec elle (Sartre, La nausée 196), mais ressent plutôt un besoin de rester auprès d’elle de même que l’enfant est attaché à sa mère. Donc, Antoine remonte vers un passée qui n’existe plus afin de trouver un sens à son existence.
La relation Antoine-Françoise
On commence par la relation Antoine-Françoise. Antoine n’aime pas véritablement Françoise, mais il l’utilise tout de même afin de satisfaire ses besoins mâles. C’est ce fait qui crée une relation entre eux. Antoine ne considère pas cette relation comme une relation amoureuse, mais plutôt comme une relation strictement sexuelle. De l’autre côté, Françoise y prend plaisir et ne contraint pas Antoine à la payer comme les autres hommes qui la fréquentent, mais il reste avant tout un client pour elle (Sartre, La nausée 21). Toutefois, c’est à travers cette relation Antoine-Françoise qu’on voit le nouvel amour hebdomadaire d’Antoine puisqu’il pense à M. de Rollebon lorsqu’il est en train de faire l’amour avec Françoise.
La relation Antoine-M. de Rollebon
Antoine veut écrire un livre sur la vie du marquis M. de Rollebon, puisqu’il est complètement obsédé de ce personnage. En se souvenant des premières lignes qu’il a lues sur M. de Rollebon, il se dit : « Comme il m’a paru séduisant et comme, tout de suite, sur ce peu de mots, je l’ai aimé » (Sartre, La nausée 28). Antoine ne veut pas exister mais donne son existence au marquis : « Il pesait lourd sur mon cœur, je m’en sentais rempli », écrit-il (Sartre, La nausée 140). Le fait qu’Antoine donne son existence à M. de Rollebon pour que ce dernier puisse se représenter, entraîne un état d’incarnation. Pareil à l’incarnation lors de l’acte sexuel, où « la possession [apparaît] comme double incarnation », et où l’on fait naître sa chair pour soi-même tant qu’elle est pour autrui à travers ses caresses et la chair de l’autre (Sartre, L’être 431), l’incarnation de M. de Rollebon le fait vivre tel qu’il est pour Antoine, qui le voit.
Toutefois, comme toutes les passions d’Antoine, M. de Rollebon meurt en fin de compte lorsqu’Antoine se dit que le passé n’existe pas. C’est alors qu’Antoine reprend possession de son existence, ce qui ne le réjouit pas. Après tout, ce n’est qu’une matière dont il ne sait que faire (Sartre, La nausée 143). Ainsi, pareil aux amoureux qu’il voit dans un café, qui après avoir couché ensemble, doivent trouver « autre chose pour voiler l’énormité de leur existence. » (Sartre, La nausée 161), la fin de cet état d’incarnation déchire le voile qui cachait l’énormité de sa propre existence. Maintenant, il se trouve obligé de « projeter son existence » (Sartre,L’existentialisme 30) puisqu’il ne peut plus s’en remettre au marquis pour la projeter à sa place.
La relation Antoine-l’Autodidacte
Deux jours après la mort du fantôme de M. de Rollebon, Antoine déjeune avec Ogier, l’Autodidacte, dans un restaurant. C’est alors que commence une relation possible entre l’Autodidacte et Antoin. Le lecteur apprend que l’Autodidacte est homosexuel. De plus, il rougit quand il demande à Antoine de déjeuner avec lui (Sartre, La nausée 113) et de nouveau lorsqu’ils déjeunent ensemble. Antoine se rend compte du fait que l’Autodidacte se soucie de lui (Sartre, La nausée 150), mais de même qu’il pensait à M. de Rollebon quand il était avec Françoise, lors de ce déjeuner Antoine pense souvent à Anny, une autre personne qui à ce moment du livre appartient toujours au passé. Or, on voit que quelque chose s’est passé en Antoine depuis la reprise de son existence après la mort du spectre de M. de Rollebon puisqu’il veut s’apitoyer sur les ennuis de l’Autodidacte (Sartre, La nausée 153). Ainsi, il commence à s’ouvrir aux autres et à vouloir en savoir plus long sur leur vie. Or, « l’Autodidacte n’a pas l’air de vouloir parler » (Sartre,La nausée 153). Au lieu de cela, il lui jette un regard plein d’émotion qui invite Antoine à une communion d’âmes. Toutefois, Antoine en a déjà assez des communions d’âmes, et après la mort de M. de Rollebon, il ne veut plus de ce genre de relation. Lorsqu’Antoine entrevoit les yeux émouvants de l’Autodidacte qui semble le déshabiller pour saisir son essence humaine, il le rejette (Sartre, La nausée 153, 162).
Quand l’Autodidacte avoue à-demi son amour pour les hommes à Antoine pendant qu’ils déjeunent, il parle aussi de cet amour qu’il ressent envers l’humanité collective. Antoine qui veut mettre à l’épreuve et tourner en dérision ses idées humanistes qu’il compare aux idées catholiques, lui demande s’il peut se rappeler la couleur des cheveux d’une jeune femme assise derrière lui. Antoine avait déjà fait remarquer ce couple à l’Autodidacte, donc, en principe, ce n’aurait pas dû être une tâche trop difficile, surtout pour quelqu’un qui aime véritablement la personne dont on parle. Puisque l’Autodidacte doit se retourner pour les revoir avant de donner sa réponse, Antoine lui dit :
« Vous voyez bien que vous ne les aimez pas, ces deux-là. Vous ne sauriez pas les reconnaître dans la rue. Ce ne sont que des symboles pour vous. Ce n’est pas du tout sur eux que vous êtes en train de vous attendrir ; vous vous attendrissez sur la Jeunesse de l’Homme, sur l’Amour de l’Homme et de la Femme…» (Sartre, La nausée 172)
Antoine veut montrer à l’Autodidacte que cet amour auquel il croit fermement, n’est qu’une illusion. En se moquant de l’humanisme de l’Autodidacte, Antoine rejette également l’amour que celui-ci lui témoigne. D’après Antoine, l’Autodidacte, qui se proclame humaniste, n’aime pas du tout les personnes de ce monde, mais plutôt s’attendrit à l’idée de l’humanité. Or, Antoine dit que tout ce qui existe, c’est ce qu’on voit dans le présent. Ainsi, ces idées surréalistes, qui forgent le monde pour qu’on puisse le voir comme bon nous semble, n’existent pas. En fin de compte, on ne peut pas aimer des gens qu’on ne connaît pas. Cette idée de gens qui s’entr’aiment à leur insu n’existe pas puisqu’elle n’est que le produit de l’imagination. L’Autodidacte ne vit donc pas pour lui-même, mais plutôt selon des idées illusoires créées par ce mouvement humaniste. L’Autodidacte ne peut pas s’y découvrir puisque même l’idée de l’humanisme est la création d’un autre être qui, comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, vit pour soi.
Toutefois, bien qu’Antoine se rende compte de la folie de ce prétendu amour que l’Autodidacte ressent envers l’humanité collective, il ne comprend toujours pas le sens de sa propre vie de solitaire. Lorsque l’Autodidacte lui pose la question principale du livre : « Pourquoi écrivez-vous ? » Antoine ne sait pas quoi répondre. Il dit qu’il n’en sait rien et qu’il écrit pour écrire, mais ce n’est pas le genre de réponse que l’Autodidacte attendait de lui. Alors, ce dernier repose sa question d’une manière différente « -Écririez-vous dans une île déserte ? N’écrit-on pas toujours pour être lu ? » Puis, il continue en insistant que tout le monde écrit pour être lu et que même Antoine écrit pour quelqu’un en dépit de lui-même (Sartre, La nausée 169). Cette fois, Antoine ne répond pas puisqu’il n’a pas toujours appris assez sur lui-même et sa propre situation pour répondre. Il ne sait toujours pas pourquoi ni pour qui il écrit parce qu’il n’est toujours pas arrivé au bout de sa quête de soi. Pour ce faire, il lui faut une dernière relation. Cette relation est celle d’Antoine et d’Anny.
La relation Antoine-Anny
En ce qui concerne le prétendu amour entre Anny et Antoine, à prime abord, on pourrait croire qu’Antoine est amoureux d’Anny. Après tout, en lisant une lettre qu’elle lui a envoyée pour l’inviter à venir la voir, il se dit : « je l’estime et je l’aime encore de tout mon cœur » (Sartre, La nausée 96). Toutefois, il faut comprendre ce que c’est que cet « amour » dont il parle. Ce n’est toujours qu’une illusion, un symbole tout à fait pareil à l’idée que l’Autodidacte a de l’amour. Anny le sait mieux que personne d’autre. De même que l’Autodidacte qui voulait une communion d’âmes, Antoine croit apercevoir ce parallèle entre la transformation de ses propres pensées et celles d’Anny. Lorsqu’Antoine vient dans la chambre d’hôtel qu’elle a louée, les propos qu’ils échangent ressemblent à ceux que l’Autodidacte a tenus avec Antoine. Bien qu’Anny n’ait pas été au café lors de cet entretien qu’Antoine a eu avec l’Autodidacte et qu’Antoine ne lui en ait jamais parlé, elle utilise les mêmes raisonnements afin de prouver qu’il ne s’intéresse pas véritablement à elle. Ici on pourrait dire sans se tromper aucunement que Sartre a choisi la répétition comme procédé stylistique :
(Anny :) « -…M’aurais-tu reconnue dans la rue ? – Naturellement. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. – Te rappelais-tu seulement le couleur de mes cheveux ? – Mais oui ! Ils sont blonds. Elle se met à rire. – Tu dis cela fièrement. A présent que tu les vois, tu n’as pas beaucoup de mérite. » (Sartre, La nausée 196-197)
Comme on l’a déjà vu lors du déjeuner avec l’Autodidacte, Anny dit cela à Antoine afin de lui montrer le fait qu’il ne l’aime pas vraiment puisqu’il ne la connaît pas. Sans doute, on pourrait facilement objecter que, bien qu’Antoine connaisse Anny du fait qu’il a eu des relations amoureuses avec elle, il ne la connaît pas véritablement en tant que personne. Pendant presque tout le roman, il a beaucoup de mal à se souvenir des plus petits détails du corps d’Anny. Ainsi, comment pourrait-il vraiment aimer une femme dont il a du mal à se souvenir ? Afin d’aimer véritablement quelqu’un, il faut le connaître. Or, à vrai dire, on ne connaît que soi-même et ainsi on ne peut vraiment aimer que soi-même. Antoine est pareil à l’Autodidacte puisqu’il croit connaître quelqu’un qu’il ne connaît pas. Même nous, lecteurs du livre, pourrions être leurrés puisque les idées qu’Antoine et Anny ont conçues à l’égard de l’existence pourraient nous paraître similaires, voire identiques. Or, Anny dit qu’Antoine ne pense pas les mêmes choses qu’elle (Sartre, La nausée 213). Après tout, si leurs pensées étaient identiques, cela sortirait du cadre de l’existentialisme, selon lequel les individus sont complètements distincts les uns des autres.
Récapitulation des relations égo-autrui
En décrivant la réalité qui se cache derrière l’illusion amoureuse des êtres, Sartre veut nous démontrer que l’amour n’est pas possible « puisqu’il est un projet contradictoire dans son essence même » (Dictionnaire Sartre, 30). En effet, plusieurs êtres pour-soi, au sens strict du terme, ne peuvent pas et ne pourront jamais vivre ensemble, sans perdre au moins une certaine quantité de leur liberté : c’est impossible d’être tout à fait libre lorsqu’on se trouve lié à un autre être libre. L’idée d’amour entraîne une perte de liberté.
Ainsi, en fin de compte ce cercle « amoureux » que nous considérons, tel l’annulaire, comme étant doré et ayant le pouvoir de nous donner la clé de notre existence ici-bas, n’est en réalité que le zéro, le nul. En d’autres termes, c’est le néant puisque ces relations n’aboutissent à rien. Toutefois, le fait que ce cercle de relations, qui dure presque tout au long de l’œuvre, mène Antoine à rien ne devrait pas trop choquer le lecteur puisque Sartre a bien voulu écrire « un livre sur rien » (Louette, 14). Alors, pareil à cette prise de conscience de la non-existence de M. de Rollebon qui entraîne la prise de conscience de sa propre existence, cette impossibilité d’une relation avec autrui fait place à une relation avec soi.
Relation égo-soi-même
Au début du livre, on voit qu’Antoine prenait refuge parmi les gens, mais sans vraiment s’y mêler tout à fait puisqu’il est toujours un homme solitaire, mais un homme solitaire qui se protège de sa propre solitude en se cachant parmi les autres. Ainsi, en quittant la chambre d’Anny, Antoine a peur de retrouver sa solitude, cette solitude que lui laisse sa liberté maintenant absolue (Sartre,La nausée217). C’est dans cette solitude, hors de la possibilité de toute relation avec autrui qu’Antoine commence à perdre l’idée qu’il avait de lui-même tout au long de sa vie grâce à l’opinion d’autrui. C’est ici qu’il « découvre que la ville même l’a quitté, qu’il est tombé dans l’oubli total, [et ainsi] il perd son moi » (IDT, 62) qui pâlit et s’éteint (Sartre, La nausée 239). Tout ce qui lui reste, c’est cette conscience qui flotte et se dirige vers la gare en vagabondant. Or, quand Antoine aperçoit le Rendez-vous des Cheminots, le Soi qui jaillit dans la conscience renaît et Antoine se souvient de lui-même (Sartre, La nausée 241). Il entre dans le café pour dire ses adieux aux dames et, en écoutant un air de jazz qu’il aime bien une dernière fois, il se rend compte de ce qu’il devrait faire : mener sa vie pour lui-même et non pour les autres. Il quitte cette existence poisseuse de boue à Bouville et va vers un futur dans lequel il projettera son existence afin de se donner sa propre essence. Antoine, qui autrefois écrivait pour les autres, trouve un sens à sa vie à la fin de La nausée : c’est à lui maintenant de projeter son existence à travers ses écrits.
Conclusion
Ainsi, on voit que les relations ont joué un rôle principal dans la quête de soi d’Antoine. Avec chaque nouvelle relation, il devient de plus en plus jeune psychologiquement. Au début il est à la phase génitale, donc il est à la phase mûre de sa vie. Puis, au fur et à mesure, à travers ses nouvelles relations il redevient enfant avant de se purger complètement en étant réduit au simple état de conscience. Heureusement, parvenu à cet état de conscience, il se reconnaît et trouve la réponse à la question principale du texte : il écrit pour lui-même.
« Amour. » Dictionnaire Sartre. 2004. Imprimé.
Idt, Geneviève. La Nausée : Sartre. Paris : Hatier, 1971. Imprimé.
Louette, Jean François. « La nausée, roman du silence », Persée : Portail de revues en sciences humaines et sociales. Web. 04 Dec. 2013.
Sartre, Jean-Paul. L’être et le néant. Paris : Éditions Gallimard, 1999. Imprimé.
Sartre, Jean-Paul. L’existentialisme est un humanisme. Paris : Éditions Gallimard, 2006. Imprimé.
Sartre, Jean-Paul. La nausée. Paris : Éditions Gallimard, 2012. Imprimé.