Le Sacre : Évolution diachronique et diastratique

Marie-Pierre Houle, University of Calgary


Marie-Pierre Houle graduated from the University of Calgary’s School of Languages, Linguistics, Literatures and Cultures in 2021 with a Bachelor of Arts with Honours in French with a minor in German. This article evolved from research conducted in an undergraduate linguistic course taught by Dr. Ozouf Amedegnato. This insightful course explored linguistic problematics and phenomena such as various dialects of French, variation, vernacular language, and the influence of norms on linguistic evolution. Marie-Pierre Houle is currently pursuing a thesis-based Masters degree in French, focusing on contemporary feminist poetry, at the University of Calgary’s School of Languages, Linguistics, Literatures and Cultures.


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INTRODUCTION

Dans toutes les langues et d’un bout à l’autre de la planète, les jurons, les injures et les blasphèmes sont privilégiés des locuteurs pour marquer leur propos. En effet, « [C]haque société a, à sa disposition, un arsenal de termes dépréciatifs » qui « renvoie à un besoin d’affirmation identitaire » (Hennuy 28). L’ensemble de ces jurons, injures et blasphèmes exploitent les tabous d’une société donnée. Bien entendu, le contexte socio-politique d’une société en est pour beaucoup dans la création, l’évolution et le maintien de ces pratiques linguistiques. La France, dont le « long processus de laïcisation et de sécularisation [est] engagé depuis la révolution française » (« Promulgation de la loi relative ».) n’exploite pas les mêmes tabous que le Québec, où ce même processus de laïcisation s'est fait beaucoup plus tard. Dans cette province canadienne, il faut attendre la révolution tranquille des années soixante qui suit la fin du règne de Maurice Duplessis et, conséquemment, la fin d’une période communément appelée la « Grande Noirceur » (Lacoursière 164). Si le lexique catholique nourrit déjà le vocabulaire des blasphèmes depuis longtemps, il alimente tout au long des XIX et XXe siècles, le lexique des sacres québécois. À l’aide d’études qui s’étendent sur une période d’environ quarante ans (1978-2017), ce texte présentera d’abord un essai de définition, tant des origines que des considérations sémantiques entourant la notion du sacre[1]. Ensuite, des explications suivront sur l’évolution diastratique et diachronique de l’usage du sacre québécois[2]. 

CONSIDÉRATIONS HISTORIQUES ET SÉMANTIQUES

Dans son ouvrage intitulé Une histoire du Québec, Jacques Lacoursière raconte le récit de la conquête, un événement profondément perturbateur pour le peuple canadien-français. En effet, « le sort de l’ancienne colonie française est réglé définitivement le 10 février 1763 » par la signature d’un traité de paix (71). Du jour au lendemain, les Canadiens-Français deviennent des sujets britanniques, ne partageant ni la langue, ni la religion de leur nouvelle reine (70-72). Les Canadiens-Français résistent à l'assimilation linguistique et religieuse. Cependant, l’emprise du clergé dépasse les murs de l’église pour s’ancrer dans l’éducation, la littérature et la politique (entre autres). Cette mainmise qu’a la religion sur le peuple exacerbe et amplifie l’usage des sacres qui, « invoquant d'abord Dieu », s’étendent vers « plusieurs éléments du vocabulaire religieux, majoritairement aux objets de culte, personnages ou noms de rituels. Certains de ces jurons sont devenus des sacres », explique Diane Blanchet dans son mémoire de 2017 (5). Les décennies se succèdent et vers le milieu du XXe siècle, le Québec est à la veille d’une révolution. La révolution tranquille succède au règne de Maurice Duplessis dans la province et souligne la fin d’une époque communément appelée La Grande Noirceur, décennie de censure et de conservatisme, tant religieux que social (Lacoursière 164). La mort subite de Duplessis en 1959 annonce la fin de La Grande Noirceur. Selon l’autrice et professeure de sociolinguistique Diane Vincent, la laïcisation de la province, qui se concrétise lors des années soixante, a pour effet « l’affaiblissement du pouvoir clérical, la diminution de la pratique religieuse et la banalisation de l’usage des sacres » (1). Une vingtaine d’années plus tard, les premiers ouvrages sur la question du sacre paraissent. Si le phénomène existait déjà depuis des décennies, la censure cléricale et étatique a empêché l’étude et la publication d’ouvrages sur la question. Donc, lorsque paraissent les premières études, tel que l’indique Vincent, le fait de sacrer correspond davantage à une « transgression sociale que religieuse » (1). Si, à l’origine, le sacre témoigne d’un désir probable de rébellion, de laïcité et de subversion chez le locuteur, les liens qui unissent le sacre à la religion s’affaiblissent au fil du temps. Selon Blanchet, « [L]e blasphème semble relié à une intention d'offenser dieu, au contraire du sacre qui, quant à lui, n'évoque plus le sens originel et religieux du terme » (5). Qu’est-ce qu’un sacre alors? Dans leur ouvrage intitulé l’Empire du sacre québécois, publié en 1984, Clément Légaré et André Bougaïeff procèdent à la définition du sacre en énumérant ce qu’il n’est pas: 

Le sacre québécois qui émerge de ce fond général livre aussi d’emblée ses différences significatives. Il participe au juron, mais il n’est pas de soi injure. Il empiète sur le champ sémantique du sacré, mais il n’est assimilable ni à l'exécration ni à l’imprécation ni à la malédiction. Au sens étymologique du terme, il profane le sacré, mais il n’est pas de la nature du blasphème. (Légaré et Bougaïeff 17)

En présentant ce qu’il n’est pas, Légaré et Bougaïeff nous offrent une première piste d’analyse et d’observation. Éric Charette poursuit le travail de définition dans son mémoire de maîtrise de 1999. Selon lui, le sacre est un « mot du registre religieux particulièrement en lien avec les objets liturgiques non acceptés socialement au Québec et agissant comme interjection » (95). Charette va plus loin et identifie deux sous catégories de sacres. La première qui agit comme interjection, comme « Hostie! C’est pas croyable! », et la seconde, qui agit comme spécifieur, nom ou adjectif, « mon câlice de voisin... » (95). Si le juron est également un mot du registre religieux selon Charette, celui-ci est socialement accepté au Québec, comme câline par exemple. À l’époque où commencent à se multiplier les études sur le sacre, Légaré et Bougaïeff constatent que « [D]e nos jours, il est vrai, le juron sacre est regardé par beaucoup de gens comme un chancre qui défigure notre physionomie nationale. Il serait, à les entendre (les puristes de la langue), un symptôme de pauvreté lexicale et, qui pis est, d’imbécilité avancée » (3). Or, j’avance qu’au contraire, l’usage des sacres n’est pas un symptôme de « pauvreté lexicale » mais de créativité et d’expressivité, comme le soulignent Diane Blanchet et Éric Charette. Quoique le sacre partage « le champ du tabou langagier avec le vocabulaire à caractère sexuel et scatologique, il demeure une ressource privilégiée par les Québécois pour l’expression des émotions » (Vincent 1). Peu importe ce qu'en disent les puristes, les sacres font partie intégrale de la variété québécoise et, par extension, des variétés canadiennes du français. Malgré les nombreuses tentatives d'éradication du phénomène du sacre par le clergé ainsi que par les puristes de la langue, cette pratique demeure présente et vivante (Blanchet 6). 

ÉVOLUTION DIACHRONIQUE ET DIASTRATIQUE 

En me basant sur les études qui composent le corpus établi, je vais tenter de mettre en évidence les tendances évolutives tant diachroniques (dans le temps) que diastratiques (des strates sociales). La langue est, par nature, en perpétuel changement. L’usage des sacres n’en est pas moins. Depuis les premiers ouvrages sur la question, la société québécoise a vu de grands changements. L’origine des sacres demeure un point de départ solide pour mettre en évidence l’évolution diachronique et diastratique de la pratique. Il serait possible de postuler que les blasphèmes, vieux de quelques siècles, sont à l’origine des sacres. Dans son mémoire, Charette propose un tableau qui présente les différentes formes du blasphème (146).  Le tableau désigne trois formes du blasphème : ancienne, transitoire et nouvelle. Avant 1800, la pratique du blasphème se manifeste par un lexique provenant des membres et des organes du corps divin (par les plaies de Dieu, par le sang de Dieu, mortdieu, je renie dieu) (146). Ensuite, entre 1800-1850, le lexique est plutôt composé de termes comme baptême, tort à dieu, sacredieu (146). Par la suite, Charette désigne une période transitoire, entre 1850-80 au cours de laquelle le lexique des blasphèmes se construit autour de Jésus Christ et de la Vierge Marie (Christ, vierge, vierge noire, sacré Jésus) (146). Après 1880, une forme nouvelle s’inscrit dans la langue, la naissance de l’ancêtre du sacre (calice, ciboire, tabarnak, viarge, maudit, calvaire) (146). C’est le lexique de la dernière période identifiée par Charette, post-1880 qui semble avoir alimenté en grande partie le vocabulaire des sacres (146). Les neuf sacres les plus courants lors des années quatre-vingt sont: « crisse, câlice, tabarnac, osti, ciboire, viarge, sacrament, baptême et maudit » (Laperrière, 227). Cette liste semble toujours, près d’un demi-siècle plus tard, représentative du phénomène. Si cette liste demeure semblable après tant d’années, les études sur le phénomène présentent désormais les manifestations nombreuses du lexique. La liste des sacres communs a donné naissance à toute une gamme de dérivés et ce, à travers toutes les classes de mots. Un des marqueurs de l’évolution diachronique des sacres est donc la naissance de dérivés multiples. Selon Légaré et Bougaïeff, les variantes morphologiques des sacres naissent d’un désir de « modifier une forme originale de manière à masquer celle-ci pour échapper à la censure sociale qui sanctionne l’emploi du terme religieux d’origine » (30). En effet, les jurons tels que définis dans l’ouvrage de Charette correspondent à ce que Légaré et Bougaïeff qualifient de dérivés morphologiques comme câline (juron, socialement accepté) de câlice (sacre), tabarnouche (juron, socialement accepté) de tabarnak (sacre) et ainsi de suite. Suivant cette logique, il n’est pas surprenant d’apprendre que, selon une étude de l’ethnologue Jean-Pierre Pichette, « chaque canadien français, chaque québécois surtout, a un répertoire moyen de 130 jurons » (cité dans « Atelier 8 Les jurons »). L’ampleur de ce lexique permet aux locuteurs une certaine créativité, en plus de signaler, par son usage, une appartenance à une communauté linguistique distincte. Bref, certains dérivés morphologiques sont nés de la nécessité de s’exprimer mais ce, en choquant moins. En effet, les fonctions du sacre ont évolué avec le temps. En entrevue à Radio Canada, en 2021, Pichette explique: 

On jurait pour impressionner. Jurer, c’était montrer qu’on était indépendant. Indépendant de qui? Indépendant de la religion qui nous disait de ne pas le faire, alors qu’on utilisait ce vocabulaire-là, hors contexte. C’était aussi devant ses supérieurs, quelqu’un qui jurait devant son patron, c’était lui démontrer qu’on s’en foutait de ce qu’il disait, même chose devant ses parents bien sûr. Donc, il y avait une volonté de choquer. (Ménard)

En 1984, Légaré et Bougaïeff notent à quel point déjà le sacre « exerce son emprise sur tous les groupes sociaux : des étudiants et des professeurs l’utilisent sans vergogne, des ouvriers et des professionnels y ont recours couramment, des femmes le répètent maintenant à la manière des hommes, etc. » (2). Prenez note du mot maintenant qui suggère une période où les femmes « sacreuses » se faisaient rare. En effet, dans un livre intitulé Pressions et impressions sur les sacres au Québec publié en 1982, l’autrice postule que les femmes, surtout plus âgées, ne sacrent, pour la plupart, jamais ou rarement (Vincent 91). Avant même que des études ne soient publiées sur la pratique, la pratique était considérée comme étant propre aux hommes, surtout ceux issus de la classe populaire. Pour renchérir, Charette explique également que « [P]our le jeune homme, dans les années 50 environ, le droit de sacrer était une forme d'affranchissement, comme celui de boire de l’alcool ou celui de fumer » (11). Si pour l’homme, le sacrage fait de lui un « vrai homme », la femme, elle, est perçue, et ouvertement qualifiée de « fille de rien » qui « parle comme elle marche » et qui se « prend pour un homme » (Charette 11). Défier l’autorité patriarcale par l’usage subversif de termes religieux était évidemment mal vu pour la femme. Si les choses avancent pour la femme lors des décennies soixante-dix et quatre-vingt, Charette note en 1999 que les femmes doivent toujours mieux soigner leur langue que les hommes : « [L]a tolérance est plus grande, certes, mais cette contrainte est toujours présente » (12). De nos jours, les sacres semblent se faire entendre dans toutes les conversations ou presque. Pour la plupart, ils ne sont plus qualifiés de vulgaires ou de choquants tant ils se sont intégrés en français québécois. De plus, l’action de sacrer accomplit une fonction identitaire importante en communiquant l’appartenance à une communauté linguistique distincte et minoritaire (hors Québec).  Bref, les nombreux dérivés morphologiques constituent une des nombreuses facettes de l’évolution diachronique du sacre. Du côté de l’évolution diastratique, plusieurs changements ont été observés. L’identité du « sacreur » n’est plus exclusivement jeune et masculine. La vague féministe des années soixante-dix, par exemple, a sans doute contribué à déconstruire l’image mythique de « la femme » (c’est-à-dire soumise, douce et confinée à sa demeure) que préservait depuis longtemps l’Église et par conséquent, dissous certains préjugés sexistes. Somme toute, la relative stabilité du phénomène pourrait être expliquée par le fait que les francophones du Québec et du Canada forment des communautés linguistiques distinctes et minoritaires à l’échelle nationale. 

CONCLUSION

En somme, j’ai tenté de mettre en évidence les origines du sacre en français québécois afin d’exemplifier ensuite l’évolution diachronique et diastratique de la pratique linguistique et culturelle. Comme le soulignent les experts depuis environ quatre décennies et toujours aujourd'hui, le lexique des sacres et l’action de sacrer permettent un certain sentiment d’appartenance à une communauté linguistique et culturelle, soit du Québec ou d’ailleurs au Canada. Depuis la première contribution sur la question, un livre de Gilles Charest, paru en 1974, les études et ouvrages se sont multipliés (Laperrière 223). Le sacre est sans aucun doute un élément distinctif du français québécois qui contribue au maintien d’une communauté linguistique par l’emploi d’intensifs qui témoignent de l’expressivité et de la créativité des locuteurs. Aujourd’hui, le sacre est devenu une « véritable marque identitaire, il permet aux Québécois francophones d’être reconnus comme tels et de se reconnaître entre eux » (Vincent 1). 

 

[1] L’essai de définition, en première partie, s’attarde aux origines ainsi qu’aux considérations sémantiques qui, bien qu’elles puissent sembler pointilleuses, sont cruciales. Il faut comprendre en quoi les sacres sont liés (ou pas) au sacré, aux blasphèmes et aux injures, entre autres, afin de saisir l’usage et les fonctions identitaires qui leurs sont octroyées au sein de la société québécoise. 

[2] Par évolution diastratique et diachronique, j’entends les tendances évolutives qui ont traversé les couches de la société à travers le temps. Les similarités et les différences seront notées. 

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OUVRAGES CITÉS

Blanchet, Diane. Sacre-verbes et structure d’arguments universelle. Mémoire de maîtrise en linguistique. Université du Québec à Montréal, novembre 2017, https://archipel.uqam.ca/10999/1/M15350.pdf.

Charette, Éric. Du sacre au nom de qualité : approche théorique et description grammaticale. Mémoire de maîtrise en Études françaises (Linguistique). Université de Sherbrooke, septembre 1999, https://savoirs.usherbrooke.ca/handle/11143/2081.

Gouvernement français. « Promulgation de la loi relative à la séparation des Églises et de l’État ». gouvernement.fr. Web. 2016, www.gouvernement.fr/partage/8764-le-9-decembre-1905-est-promulguee-la-loi-%20relative-à-la-séparation-des-Églises-et-de-l-État.

Hennuy, Jean-Frédéric. « Questions de langage: Questions d’identité? ». Nouvelles Études Francophones. Vol. 25. No. 2, automne 2010, pp. 27-38, www.jstor.org/stable/41104003.

Lacoursière, Jacques. Une histoire du Québec. Les éditions Septentrion, 2002, 199 p.

Laperrière, Guy. « Un nouvel objet d’étude: le sacre ». Canada français. Vol. 26, No.1-2, 1985, pp. 223-231, https://www.erudit.org/fr/revues/rs/1985-v26-n1-2-rs1566/056143ar/.

Légaré, Clément et André Bougaïeff. L’Empire du sacre québécois. Étude sémiolinguistique d’un intensif populaire. Presses de l’Université du Québec, 1984, pp. 1-103. 

Ménard, Isabelle. « À échelle humaine : L’histoire des sacres et jurons du Canada français ». Radio Canada. 11 janvier 2021. https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/a-echelle-humaine/segments/entrevue/338594/echelle-humaine-jean-pierre-pichette-jurons-sacres-canada-francais.

Pichette, Jean-Pierre, Diane Vincent et Clément Légaré. « Atelier 8. Les jurons. » Le Statut culturel du français au Québec. Textes colligés et présentés par Michel Amyot et Gilles Bibeau. Actes du Congrès Langue et Société au Québec Tome II.  www.cslf.gouv.qc.ca/bibliotheque-virtuelle/publication-html/?tx_iggcpplus_pi4%5Bfile%5D=publications/pubf112/f112a8.html

Vincent, Diane. (Hélène Malo et Louise Grenier collab.) Pressions et impressions sur les sacres au Québec. Éditeur officiel du Gouvernement du Québec. Office de la langue française. 1982. 143p.

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