Une connaissance intermédiaire: la parole et l’objet chez Ponge

Lukas Ovrom, Reed College

« La Cruche, » un poème en prose de Francis Ponge, porte sur la nature et la fonction d’un objet plutôt ordinaire, la cruche.  Pourtant, le texte se termine par une sorte de morale qui suggère une équivalence à l’intérieur du poème entre la cruche et la parole en ce qui concerne leur nature et qui exige une deuxième lecture du poème (Pièces 108).  Dans cette deuxième lecture, le lecteur est censé considérer l’objet physique comme métaphore de la parole.  Cet essai s’organisera ainsi autour de cette double lecture pour montrer comment le poète tire profitd’un simple objet physique pour élucider, ou bien délimiter, les bornes de la connaissance humaine.  Àcette fin, nous analyserons la caractérisation de la cruche et de la parole comme phénomènes intermédiaires.  Finalement,  la parole sert d’intermédiaire épistémologique entre l’homme et le monde physique qui l’entoure, et donne donc lieu à une connaissance intermédiaire chez l’homme.  Comme dans « Le Galet, » c’est l’objet matériel qui reste absolu, au sens propre du terme, et non pas notre connaissance de l’objet.

Pour aborder de manière précise les notions de l’intermédiaire et de la connaissance intermédiaire chez Ponge, nous diviseronsnotre réflexion en deux mouvements.  Dans un premier temps, nous montrerons comment, à part la morale qui se trouve à la fin du poème, la parole est mise en rapport d’équivalence sémantique avec l’objet physique.  Dans un deuxième temps, nous étudierons la caractérisation de la cruche et de la parole comme des phénomènes intermédiaires.  Plus particulièrement, la parole subit une « usure » sémiotique qui empêche que l’on en vienne à une connaissance absolue de l’objet.  De surcroît, le poète entame un jeu phonique qui souligne le caractèreintermédiaire de la connaissance que fournit Ponge dans « La Cruche. »   Finalement, la parole sert d’intermédiaire épistémologique, et ne représente pas une voie fiable par rapport à la connaissance et à la cognition humaines.

Dans ce premier temps, il faut d’abord établir un lien entre les caractérisations de l’objet et de la parole dans « La Cruche » afin de les comprendre en tant que phénomènes intermédiaires.  En effet, même avant la présentation de la morale à la fin du poème, la cruche en tant qu’objet physique est souvent rapprochée de, voire mise en rapport d’équivalence avec, la parole.  En bref, « cruche » fonctionne comme un double allégorique de la parole tout au long du poème, et constitue donc une syllepse—un mot qui signifie deux choses à la fois.  Dans le premier paragraphe (ou bien la première strophe), par exemple, le mot « cruche », sans article, renvoie simultanément à la parole et à l’objet physique, et suscite donc un rapport d’équivalence entre la parole et la cruche à l’intérieur du poème :

Grâce à cet U qui s’ouvre en son milieu, cruche est plus creux que creux et l’est à sa façon.  C’est un creux entouré d’une terre fragile : rugueuse et fêlable à merci (vers 2-5). 

 

L’adjectif « creux, » alors, est employé pour décrire deux objets différents de manière à créer une équivalence sémantique—une « substitution » chez Roman Jakobson (220-221)—entre l’objet et la parole.  D’ailleurs, l’allitération aux vers 2-4 (« Cruche est pluscreux que creux »), combiné à la description de la cruche comme « un creux » (4), suggère une sorte de faux adnominatio, dans la mesure où les deux mots sont rapprochés au niveau sémantique, alors qu’ils n’ont pas la même étymologie.  D’autres figures poétiques—l’homophonie entre « verres » et « vers, » par exemple, au vers 17—corroborent l’équivalence sémantique entre la parole et l’objet physique.  

Dans un deuxième temps, ayant alors identifiéun rapport d’équivalence sémantique entre la parole et la cruche en tant qu’objet physique, nous pouvons maintenant examiner en quoi la cruche comme la parole s’avèrent être des phénomènes intermédiaires.  En fait, le poète désigne très explicitement la cruche comme intermédiaire : « C’est donc un simple intermédiaire, dont on pourrait se passer » (19-20).  En ce qui concerne la cruche en tant qu’objet physique, le sens du mot « intermédiaire » est assez clair.  En effet, la cruche est un objet créé par l’homme qui sert d’intermédiaire entre l’homme et l’eau.  Autrement dit, c’est un « objet domestique, » un « ustensile » (35, 49).  Dans la première lecture—celle qui renvoie à l’objet physique—il semble alors que la signification du terme « intermédiaire » soit assez évidente.  Quant à la deuxième lecture, pourtant, peut-on, et comment,considérer la parole comme un « simple intermédiaire » ?

En effet, outre cette première lecture anthropocentrique, le poème porte, tantôt explicitement et tantôt implicitement, sur la chute de la parole en tant que signifiant chez Ponge.  Plus précisément,  la parole subit une « usure » sémiotique qui empêche que l’on en vienne à une connaissance absolue de l’objet qu’il signifie, ou bien auquel il renvoie.  La parole comme la cruche varient constamment entre le vide et la plénitude : « Cruche d’abord est vide et le plus tôt possible vide encore » (6-7).  Autrement dit, si l’on considère la deuxième lecture possible du poème, l’homme tente sans cesse de « remplir » les paroles de signification.  Cette tentative est trahie chez Ponge par la répétition de certaines phrases dans le texte, et surtout par une formulation qui apparaît deux fois au cours du poème : « Cruche d’abord est vide et s’emplit en chantant » (9-12).  D’une part, cette expression renvoie à la sonorité de l’eau qui entre dans la cruche.  D’autre part, elle renvoie très certainement à un procédé verbal par lequel l’homme remplit la parole de valeur sémiotique en la « chantant. »  Pourtant, d’après Ponge, l’homme ne réussit pas à y attacher une signification (ou bien un signifié) permanente.  Au contraire, et tout comme la cruche, la parole « périt d’usage prolongé » (46).  En particulier, elle périt par « usure » (46).  Le mot « usure » renvoie en général à la détérioration d’un objet.  Ici, pourtant, « usure » est associé à un lexique commercial (« bon marché, » « de valeur médiocre »), et renvoie donc à un intérêt excessif, et plus généralement à l’acte de prêter.   D’ailleurs, lorsque les locuteurs humains parlent, ils prêtent, dans un sens, une ou plusieurs significations à une parole, qui périssent finalement « par usage prolongé. »  Comme le constate Allan Stoekl, Ponge admire certains poètes—e.g., Malherbe et Mallarmé—parce qu’ils reconnaissent cette « mort » sémiotique: “These authors as well see language in their poems as a stratification of dead layers of meaning” (78). 

Pour le dire brièvement, la mort de la signification, si on peut l’appeler ainsi, implique une chute linguistique.  C’est-à-dire que le poète traite ici d’un langage « post-lapsaire. »  La parole ne signifie plus la chose réelle ; elle sert plutôt d’intermédiaire épistémologique entre l’homme et le monde physique qui l’entoure.  Revenons à l’analyse de Stoekl, qui traite en détail de l’emploi métaphoriquedu soleil chez Ponge, “The middle ground of language where internal human word describes external natural object has been destroyed”(78).  Autrement dit, le poème devient un « Louvre de lecture, » qui n’arrive pas à se relier définitivement au monde externe ; il n’y a pas de « hors-texte » dans « La Cruche ».  Finalement, puisque l’homme use d’un « intermédiaire » pour comprendre le monde externe, il n’en obtient qu’une connaissance intermédiaire.  Effectivement, dans « La Cruche, » les paroles bloquent d’une certaine manière une connaissance absolue de l’objet physique et du monde externe plus généralement.  Comme le dit Ponge en parlant de l’objet physique, « Malgré son côté bon marché, il nous faut pourtant calculer nos gestes » (68-69).  C’est-à-dire qu’il faut comprendre les limitesde la parole en tant que mode d’acquisition de connaissance, qu’il faut « calculer nos gestes. »  

En plus du traitement de la parole comme un phénomène déchu et intermédiaire, le poète entame un jeu phonique à travers le poème qui sert finalement à souligner la fugacité et l’inaccessibilité de l’objet physique.  Effectivement, on constate dès le premier « vers » du poème une focalisation sur les sonorités : « Pas d’autre mot qui sonne comme cruche » (1).  En accord avec cette focalisation de la part du poète, on peut constater deux homophonies approximatives qui s’avèrent essentielles au « message » du poème.  Premièrement, les mots « d’abord est » apparaissent trois fois dans « La Cruche » (6-13).   L’homophonie s’effectue ici entre « d’abord est » et « d’aborder. »  Cette homophonie semble être assez tenable, puisque le poète renverse consciemment l’ordre syntaxique traditionnel.  C’est-à-dire que l’adverbe—« d’abord » dans ce cas—se trouve d’ordinaire (exemple typique) postposéau verbe conjugué.  En tout cas, selon le Littré, le mot « aborder » (à proprement parler) signifie  « approcher » ou « avoir accès ».  Il semblerait alors qu’il y ait un désir chez Ponge d’accéder au véritableobjet.  Pourtant, Ponge sabote ce désir avec une deuxième homophonie.  En particulier, le mot « concerne » apparaît deux fois dans le poème (39, 55).  L’homophonie s’effectue ici entre « concerne » et « qu’on cerne », ou bien « que l’on cerne ».   Il s’agit donc d’un effort de la part du poète pour préciser ou pour délimiter (« cerner ») la nature de l’objet qu’il décrit.  De façon intéressante, cette exclamation implicite (« qu’on cerne ! ») est toujours associée à une idée de difficulté, même d’échec:

Et la difficulté, en ce qui la concerne, est qu’on doive—car c’est aussi son caractère—s’en servir quotidiennement…Certainesprécautions sont donc utiles pour ce qui la concerne (38-40, 54-55 ; je souligne). 

 

Malgré l’aspect optimiste de ces deux homophonies, qui expriment toutes deux un désir de surmonter les limites de la connaissance humaine qui résultent de la qualité intermédiaire des paroles, Ponge reconnaît l’échec de son entreprise poétique.  Il se contente ainsi de nous démontrer que la parole ne fournit qu’une connaissance intermédiaire et incomplète.  

En conclusion,  et compte tenu de ce que remarqueJean-Marie Gleize dans son analyse de « L’huître » (182), la formulation terminale de « La Cruche », c’est-à-dire la morale que présente Ponge à la fin du poème, met l’accent sur une illusion d’achèvement : « Car tout ce que je viens de dire de la cruche, ne pourrait-on le dire, aussi bien, des paroles ? » (80-81).  Cette morale, par opposition à celles qui bouclent les Fables de La Fontaine, ne sert pas à résumer le message du poème ; au contraire, elle exige une deuxième lecture quimine la description de l’objet physique.  En fait, la dernière phrase du poème fonctionne comme une sorte d’avertissement, qui transforme le poème entier en commentaires (méta)-linguistiques.  Comme l’a démontré cet essai ci-avant, les paroles et l’ensemble des paroles qui constituent le poème ne nous amènent pas vers une connaissance absolue du monde externe, mais plutôt vers une connaissance partielle et intermédiaire.  Absolu, un mot issu du Latin absolūtus, désigne ce qui ne se dissous pas, ce qui est « sûr de sa forme. »  Comme dans « Le Galet » et « De l’eau, » alors, la cruche en tant qu’objet physique échappe au poète, et n’est jamais dissolue par le texte.  

Works Cited: 

Gleize, Jean-Marie. Poésie et Figuration. Éditions du Seuil, 1983. Print.  

Jakobson, Roman. Essais de Linguistique Générale. Paris : Les Éditions de Minuit, 1960. Print.

Ponge, Francis. « La cruche. » Pièces. Paris : Gallimard, 1962. Print.

---. Le parti pris des choses. Paris : Gallimard, 1942. Print.

Stoekl, Allan. Politics, Writing, Mutilation: the Cases of Bataille, Blanchot, Roussel,Leiris, and Ponge. Minneapolis: University of Minnesota Press, 1985. Print.

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