La Femme brisée, le pouvoir brisé

Jenna A. Liuzzi, Agnes Scott College

Dans son poème, « À Celle qui est trop gaie », Charles Baudelaire communique, semble-t-il, sa haute estime pour la beauté et la vitalité de la femme à qui il s’adresse jusqu’à la deuxième moitié du poème, où il abandonne cet éloge et introduit un changement complet de sentiments pour laisser paraître ses émotions véritables. Quand cesse sa révérence enthousiaste, le poète révèle sa colère, et l’on découvre qu’il est, en fait, vexé par son impuissance dans sa relation avec la femme. Bien qu’il la désire profondément, Baudelaire veut punir et faire mal à la femme parce qu’elle exerce un pouvoir sur lui, ce qui le rend furieux, et il cherche à briser sa domination sur lui et, par ce biais, établir son propre pouvoir.         

Les mots de Baudelaire révèlent d’abord une ardente admiration pour cette femme. Il prend plaisir à énumérer les traits de la femme : il s’extasie sur sa « tête », son « geste », et son « air », et il crée une atmosphère érotique dans la première moitié du poème qui rappelle la poésie d’autrefois, comme la poésie de Pétrarque et de Ronsard, qui se servait de la séduction pour faire l’éloge de la beauté féminine, en la comparant aux aspects fugaces de la nature (l.1). Baudelaire compare la perfection de la femme à la perfection de la nature quand il déclare que ses caractéristiques sont aussi belles qu’un « beau paysage » (l.2). Son rire lui est aussi rafraîchissant qu’un « vent frais dans un ciel clair » (l.4). Tout comme le soleil disperse sa lumière sur la terre, la femme disperse ses « retentissantes couleurs » sur Baudelaire (l.9). « L’image d’un ballet de fleurs » qu’elle inspire dans « l’esprit » de Baudelaire renforce l’allure gracieuse de cette femme, car le ballet est l’image d’une perfection puisque les danseuses bougent ensemble dans une harmonie sublime. Les fleurs dans la nature existent dans une harmonie parfaite en ce que leurs couleurs s’accordent admirablement quand elles dansent ensemble dans le vent. Baudelaire suggère que la femme, cette « folle dont . . . [il est] affolé », personnifie l’harmonie et rend sa perfection exquise et délicate (l.15).

Soudain, il y a un changement de ton brusque dans le poème de Baudelaire. La quatrième strophe annonce ce changement quand il fait connaître sa colère en exclamant : « Je te hais autant que je t’aime ! » (l.16). Avant ce vers décisif, le poème se présente comme un simple poème d’amour ; désormais le texte est chargé de révéler l’ambivalence de Baudelaire envers cette femme. Son choix de mots, « autant que », annonce qu’il consacrera le reste du poème, une partie égale du poème, pour décrire sa haine envers elle. Les quinze premiers vers d’éloge sont donc bouleversés par ce seul vers (vers seize) et l’on verra que le poème devient alors une critique injurieuse contre la femme.

Tout de suite après ce vers qui crée une rupture dans notre compréhension du poème, Baudelaire se lamente et décrit le tourment qu’il ressent pendant qu’il traîne son corps épuisé (son « atonie » [l.18]) dans un beau jardin où il parle de « [l’]ironie » de sa condition. On découvre que cette femme, auparavant présentée comme un jardin agréable, est en fait une source de souffrance pour lui. « This happy, beautiful woman [who] makes him think of spring, » rappelle à Baudelaire que « he cannot bear springtime » (cité dans Runyon 57). Le « printemps » en fait l’humilie (l.21). « La santé [q]ui [jaillissait] comme une clarté » de ses bras et de ses épaules, une clarté comme celle du soleil, déchire son sein (l.6-8, 20). Cette « clarté », qui semblait illuminer Baudelaire et l’emplir de désir, en fait l’accable, l’ « [éblouissant] », avec sa capacité de destruction (l.6, 7). Le « paysage »  avec son « vent frais » et son « ballet de fleurs » prend un sens nouveau dans la façon dont « [l]e printemps et la verdure / [o]nt tant humilié . . . [son] cœur «  (l.2, 4, 12, 21, 22). Ainsi, la sixième strophe révèle que la femme ne rappelle pas simplement à Baudelaire qu’il déteste le printemps (comme suggère le texte de Runyon), mais plutôt, on découvre que le poète déteste la femme parce qu’elle est le printemps. Elle est les fleurs, elle est le soleil, elle est le printemps et la verdure, et on le sait parce que Baudelaire la nomme ainsi (l.12, 20, 21). Elle est la « Nature » (l.24). Non seulement le mot « nature » est de genre féminin, mais aussi il est écrit avec la majuscule, et ainsi, signifie sa « personne », car il sert de nom propre (l.24, 27). De plus, son identité est indéniable quand Baudelaire ajoute le trait de l’insolence au portrait de la Nature dans le vers vingt-quatre, en souvenir de la femme à laquelle il s’adresse au début du poème, et qui rit et qui frôle à la fois « le passant chagrin » (l.3, 5). C’est à « l’insolence de la Nature » auquel Baudelaire fait référence, et qui l’humilie.

Au début du poème, on pense que la première indication de son sentiment d’impuissance se trouve dans le vers cinq, où il se dénomme « le passant chagrin ». Son désespoir provient du sentiment d’être insignifiant, de passer inaperçu aux yeux de cette femme. Pourtant, au vers trois, on trouve qu’il ne passe pas simplement inaperçu, mais que cette invisibilité est précédée par la moquerie, car « [l]e rire joue en . . . [son] visage », et c’est à cet instant que son sentiment d’impuissance transparaît (l.3). Il compare le rire à « un vent frais », faisant référence à cette sensation étrange et presque intime d’être « frôlé » (l.4, 5). En utilisant la forme active du verbe « frôler », Baudelaire cède le rôle principal à la femme, rendue coupable de son statut d’impuissance (l.5). Son sentiment d’impuissance l’affaiblit ; il « [traîne [son] atonie », des mots qui indiquent son épuisement physique et émotionnel (l.18). Cette impuissance est une force qui le frappe de panique, signifiée par le verbe « affolé ». Ce verbe connote son état terrifié, et de là vient la plus grande preuve du pouvoir de cette femme sur lui. Cette puissance lui inspirera de la violence.  

Pour annoncer ses intentions violentes, Baudelaire place au centre du vers vingt-trois et presque au centre du poème un verbe clé : « puni » (l.23). Du fait de sa position centrale, on voit que ce verbe guidera notre compréhension de la suite du poème. Pour rompre la domination de la femme, Baudelaire riposte et affirme son autorité en la punissant dans un effort « to avenge himself on such health and gaiety, to inject her with his illness » (cité dans Runyon 57). Comme nous l’avons établi précédemment, cette femme est la Nature, dont l’insolence provoque une réaction en Baudelaire. Il est « tant humilié » par son insolence qu’elle le force à punir « une fleur » (l.22-24). Puisqu’une fleur appartient au domaine de la Nature (c’est-à-dire, au domaine de cette femme), on se rend compte que Baudelaire a puni cette femme, car il dit explicitement au vers vingt-quatre : « j’ai puni sur une fleur », ce que l’on pourrait traduire en disant : « j’ai puni sur [une femme] ». De plus, son emploi conscient du passé composé dans ce vers sert à établir que la rupture de la femme a commencé ; il est clair qu’il a agi sur la base de sa colère et qu’il a fait du mal.  

Bien que le vers vingt-trois introduise l’idée de la punition manifeste, si l’on examine les vers précédents du poème, on s’aperçoit que le désir de punir et de rompre le pouvoir de la femme commence, en fait, dès le premier vers : « [t]a tête, ton geste, ton air ». À travers l’emploi de ces mots apparemment inoffensifs, Baudelaire commence à humilier l’amante et saper systématiquement son pouvoir en disséquant métaphoriquement son corps et sa personne en plusieurs « parties ». En la divisant en parties, Baudelaire diminue et même déshumanise la femme ; elle n’est plus entière, car elle a été décomposée et, ainsi, réduite en ses composantes de base. Ce découpage métaphorique continue quand il isole son « rire », son « visage », ses « bras », ses  « épaules » et son « esprit » (l.3, 8, 14). De plus, puisqu’elle est la « Nature », Baudelaire va plus loin dans son démembrement et la réduit à ses partiesnaturelles, tel que « le soleil », « le printemps », « la verdure » et la « fleur » (l.20, 21, 23). Cette abstraction sert à briser tout le pouvoir que Baudelaire a perçu dans cette femme puisqu’elle n’est plus une personne complète, mais plutôt  les « parties » constituantes d’une personne qui, fracturée, est incapable de constituer une menace.

Le deux strophes finales du poème culminent à l’humiliation finale de la femme, car Baudelaire commence à segmenter ses parties les plus intimes et féminines : sa « chair joyeuse », son « sein pardonné », son « flanc étonné » et, finalement, ses « lèvres nouvelles » (l.29-31, 34). En terminant remarquablement sa liste des parties féminines avec des « lèvres nouvelles » (qu’il ferait dans son flanc étonné), il y « [infuserait] » son « venin », une référence claire à la pénétration. Cette image finale et phallique sert à montrer l’assertion de son autorité masculine, renversant la distribution du pouvoir et démontrant que c’est Baudelaire qui détient le pouvoir sur cette femme désormais blessée.

Finalement, pour établir définitivement qu’il a brutalement brisé et vaincu cette femme, Baudelaire ajoute le mot final : « ma sœur » (l.36). Par ce mot, la destruction de cette femme est complète ; elle n’est plus objet de désir, car elle n’est plus qu’une sœur. Baudelaire a proclamé la rupture totale du pouvoir sexuel de cette femme ; Son statut de sœur la dépossède de son pouvoir sexuel sur lui. Il rétablit également le pouvoir du masculin sur le féminin et renverse la dynamique. Elle assume maintenant le statut d’impuissante.

Pour mettre ce poème dans un contexte plus large, on pourrait peut-être l’examiner comme une métaphore de ce phénomène masculin, qui est l’ambivalence de l’homme envers la femme. Il est possible que la femme provoque autant l’anxiété chez l’homme qu’elle lui inspire l’adoration. La femme pourrait représenter « l’autre », un être étranger et éloigné qui possède une énergie naturelle, et pourrait donc devenir quelque chose d’effrayant. Peut-être que c’est cette dualité d’émotion dont Baudelaire parle, une dualité qui le pousse à dire « je te hais autant que je t’aime ».

Works Cited: 

Baudelaire, Charles. « À celle qui est trop gaie ». Les Fleurs du mal. Ed. Claude Pichois. Paris: Gallimard, 1972. 185-186. Print.  

Runyon, Randolph. Intratextual Baudelaire: The Sequential Fabric of the Fleurs Du Mal and Spleen De Paris. Columbus: Ohio State University Press, 2010. Print.

©